Ananda Devi : « Mon roman évoque la révolte de l’île contre le virus humain»

Ananda Devi : « Mon roman évoque la révolte de l’île contre le virus humain»
Le Jour des caméléons, publié aux Éditions Grasset, est qualifié de «roman rageur» sur le site du journal français Le Monde. De passage à Maurice, l’auteure retrace la genèse de son tout dernier livre pour Essentielle.

Comment est né Le Jour des caméléons et quels sont les thèmes que vous explorez dans ce roman ?

Il est né d’un rêve. Plus précisément, d’un cauchemar. Je me trouvais en compagnie d’un homme et d’une petite fille sur une plage glauque, très différente de celles de Maurice. Il y avait des gens, formant une sorte de gang, qui arrivaient en bateau. Puis j’ai vu des émeutes et des explosions à Port-Louis…

Cette scène reflète mes préoccupations face aux situations complexes et aux phénomènes sociaux menant à la destruction. Et mon roman explore justement cette société mauricienne, riche culturellement mais divisée, confrontée à la ségrégation sociale et à la course à la consommation. Il évoque la révolte de l’île contre le ‘virus humain’ et en y faisant, aborde des questions d’ordre sociales et identitaires.

Les caméléons semblent y jouer un rôle symbolique. Dites-nous en plus ?

Ils tiennent le rôle d’observateurs, qui débarquent et constatent qu’il y a comme une sorte de tremblement de terre ou d’éruption volcanique sur l’île. Ils se disent que le temps de l’homme est compté, qu’ils auront la chance de reprendre la place perdue sur cette terre qu’ils traiteront, eux, avec respect et révérence.

La capacité des caméléons à changer de couleur pour s’adapter à leur environnement symbolise l’unité au-delà des différences identitaires et apparentes qui divisent les êtres humains dans le monde entier.

Quel est le lien entre l’histoire de Maurice et l’identité de vos personnages ?

Le roman présente plusieurs personnages, qui sont des représentations de la société mauricienne contemporaine. Il y a Nandini, une femme mariée à un juge, qui mène une vie bourgeoise mais qui se sent de plus en plus invisible aux yeux de son époux. Puis il y a ce quarantenaire, qui se sent inutile et exclu de la société. Il se consacre principalement à sa nièce Sarah, une enfant lumineuse et intuitive, qui comprend son oncle solitaire. Sonia, elle, est la mère célibataire de la petite Sarah qui est déterminée à assurer la survie de sa fille. Enfin, il y a Zigzig, un chef de gang local de Baie-du- Tombeau, initialement perçu comme un personnage violent. Mais au fur et à mesure que se déroule l’histoire, on découvre son passé marqué par la violence de son père et les événements qui l’ont transformé en caïd.

Ces quatre personnages, y compris la jeune Sarah, subissent des évolutions psychologiques au cours du récit. Les protagonistes, pour lesquels on ressent initialement de la sympathie, se révèlent parfois lâches, tandis que ceux que l’on condamnait trouvent leur moment d’héroïsme ou de rédemption. Cette complexité humaine met en lumière la tendance contemporaine à juger et à condamner sans tenir compte de l’ambiguïté de chaque individu.

Comment l’histoire et la géographie de l’île influencent les tensions sociales dans le roman ?

Pour construire mon histoire et anticiper l’explosion qui survient vers la fin, j’ai examiné les éléments qui pourraient conduire à une telle catastrophe. J’ai constaté que certaines blessures historiques, comme l’esclavage, n’ont jamais été complètement résolues. Au lieu de les comprendre et de les guérir, nous les avons recouvertes en quelque sorte, sans reconnaître pleinement l’impact profond qu’elles ont eu sur notre histoire collective.

De plus, la hiérarchisation sociale a pris racine dès les premiers jours de la plantation, créant un système de dominance et de soumission. Au fil du temps, de nouveaux groupes dominants sont apparus, que ce soit sur le plan politique, économique ou religieux. Le roman explore comment ces complexités historiques ont façonné la société mauricienne et comment elles pourraient contribuer à une explosion sociale.

Votre propre expérience multiculturelle influence forcément votre écriture. Comment se manifeste-t-elle dans Le Jour des caméléons ?

Écoutez, j’ai grandi dans un village agricole où des laboureurs, qui travaillaient du matin au soir, trouvaient le temps d’être généreux avec les enfants en leur offrant des morceaux de canne à sucre à mâcher. Lorsque je suis allée à Curepipe, j’ai été frappée par le caractère fermé et individualiste de la vie. Mais Port-Louis m’a toujours fascinée ! C’est là que j’ai pu voir toute la diversité de l’île se mêler dans les rues. Il y avait des riches, des pauvres, des très pauvres, des mendiants…

J’ai toujours pensé qu’être née à l’île Maurice est un atout car cela m’a permis de m’ouvrir à différentes cultures. Les gens ne réalisent malheureusement pas toujours la valeur de cette richesse au quotidien. C’est cette incompréhension et les clivages identitaires qui m’ont poussée à écrire sur ces thèmes tout au long de ma vie, notamment dans Le Jour des caméléons.

NdlR : À l’heure où nous mettions sous presse, nous apprenons qu’Ananda Devi a reçu le Prix de la langue française 2023 pour Le Jour des caméléons. Rappelons que l’an dernier cette prestigieuse récompense a été décernée à une autre auteure mauricienne, Nathacha Appanah.


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